HEAT ou l'errance solitaire des âmes mortes

Publié le par OF

Centré sur une intrigue policière très tendue et retorse (bien que moins virtuose que celle de Usual Suspects), le film déploie un dispositif narratif qui s'avère d'une grande densité et qui dévoile, in fine, une tragédie urbaine d'une noirceur insoupçonnée dans le cinéma hollywoodien contemporain.

 

La dépossession de soi et la déréliction constituent la désagréable compensation d'un monde qui fait de la (ultra-)modernité son fer de lance. C'est ce désert moral si bien dépeint dans Gerry (G. Van Sant, 2002), et que l'on peut percevoir à chaque recoin du film de Michael Mann, qui conduit les individus à une quête de sens existentielle avortée. Tout se passe en réalité comme si cet univers ultra-moderne, que la caméra délibérément esthétisante de Mann nous rend si bien, entraînait inéluctablement la destruction psychologique et morale de l'individu pour le réduire à l'état d'objet ayant perdu la faculté de communiquer. Car si le bonheur passe par autrui, il est clair qu'il est voué à l'échec dans Heat tant les personnages sont happés par cette solitude morale, les uns se raccrochant à un point de fuite leur donnant le sentiment d'exister (le travail du flic, le goût du jeu lié à chaque braquage pour De Niro alias Neil et les autres braqueurs), les autres faisant les frais de cette obsession (les femmes, de manière générale), le tout dans un élan fataliste très anti-Hollywoodien conduisant, le plus souvent, à la mort ou à toute forme de destruction. En effet, le fatalisme se présente comme la note finale crépusculaire d'un film au dénouement pourtant Hollywoodien (le flic aura raison du gangster). Ce fatalisme illustre le pessimisme enraciné de Mann à l'égard de cette Amérique urbaine contemporaine, et que l'on retrouve dans Collateral (M. Mann, 2004) ou encore Miami Vice (M. Mann, 2006). Mais ce fatalisme n'est également pas sans rappeler les personnages scorsesiens prisonniers de leur condition. Ainsi, là où De Niro, le gangster, aurait pu, l'espace d'un instant, aspirer au bonheur, il ne pourra s'empêcher de sacrifier cette offrande sur l'autel de la vengeance. Quant à Pacino (aux portes du cabotinage…), son obstination professionnelle aura raison de lui et de son troisième mariage ; comme il le confesse d'ailleurs à De Niro le truand lors de leur première confrontation, sa vie est "une zone sinistrée" ("my life… my life is a disaster zone").

 

Heat parle donc d'âmes solitaires, mais aussi d'âmes mortes. Le trépas est tout à la fois ancré dans la réalité et dans le symbolique chez Mann. Il est tout d'abord très concret en ce que le film est très froid, violent, voire glacial. Le sang coule au gré des hold-up, embuscades et divers règlements de comptes dans un élan nihiliste à toute épreuve culminant dans la fusillade en pleine rue faisant suite au hold-up avorté des gangsters et se matérialisant en une valse mortifère célébrant le chaos et la destruction. En cela, Mann est très fort et la fusillade est un grand moment de cinéma. Toutefois, là où il se démarque du blockbuster traditionnel, c'est dans le rythme de son film, lancinant, mélancolique, associé à une lumière solaire confinant à l'abstraction. Il ne surcharge pas son film d'actions mais préfère calquer son rythme sur le cheminement intérieur des protagonistes, distillant ça et là une décharge brutale et intense d'actions qu'il aura amenées progressivement au gré des vicissitudes d'un scénario complexe épousant les courbures d'une musique souvent atmosphérique et touchant au sublime. Mais le trépas n'est pas seulement physique dans Heat, il est également mental. Les personnages sont des ombres, des fantômes errant dans cette City of Lights qu'est Los Angeles et qui adopte une allure onirique une fois la nuit tombée (De Niro comparera le flot lumineux de la ville à des algues fluorescentes que l'on trouve aux Iles Fidji durant la scène de séduction sur le balcon de sa villa). La femme de Pacino (le flic) lui reprochera justement de vivre parmi les morts, métaphore opportune d'une vie urbaine désincarnée où la crasse et la mort règnent insidieusement et contaminent des individus en perte d'identité en route vers le néant.

 

Le chaos de Heat aboutit à une confusion de la frontière entre le bien et le mal. Pacino et De Niro sont ainsi les deux faces d'une même pièce, à l'image du personnage de "double face" dans le dernier Batman de Christopher Nolan (The Dark Knight, 2008). La figure dualiste ostensible du film (le flic / le bien et le gangster / le mal) est ainsi une illusion qui ne résiste pas au discours mannien. La radicalité de la dichotomie se dérobe devant la progressive confusion du flic et du gangster émergeant à l'occasion d'une altercation survenue entre Pacino et sa femme, au cours de laquelle Pacino finit par avouer à cette dernière qu'il n'est que ce après quoi il court ("I am what I am chasing after"). Le mal est contagieux et contribue à façonner des individus tout sauf monolithiques qui sont finalement très ambigus dans leurs intentions (le truand qui se refuse à toute attache se retrouve malgré lui confronté à des sentiments et le flic qui tente de colmater les brèches d'un cadre familial en plein délitement se laisse envahir par son obstination professionnelle qui conduira sa vie privée à sa perte). Les individus se trahissent, se vengent mais se respectent énormément, paradoxalement. Sur ce point, Heat est une cartographie des sentiments humains ; soit, finalement, la mise en scène d'une aporie...

 

O.F.

 

 

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